lundi 16 mars 2015

L'intervention de Brigitte Petit : Les conséquences de la décompensations psychotiques sur le sujet.

Voici l'enregistrement de la cinquième conférence de notre séminaire 2014/2015 :



 Les conséquences de la décompensation psychotique sur le sujet


Lorsque Cyprien m’a sollicitée l’année dernière pour réfléchir à l’organisation d’un séminaire sur la psychose, je lui ai, bien sûr, soumis quelques idées, mais je lui ai aussi confié mon intérêt clinique pour la décompensation psychotique. Je ne me souviens plus si c’est Cyprien qui m’a suggéré de venir en parler ou si c’est moi qui ai eu l’audace de le lui proposer. Quoi qu’il en soit, je me suis retrouvée devant un problème majeur : rendre compte de mon travail clinique auprès de certains patients après une décompensation. Par où commencer ? Je savais, pour m’y être exercée, qu’il n’y a pas grand-chose de publié sur ce sujet et que je devrais extraire, associer, inférer ou supposer des éléments glanés dans des ouvrages de psychanalyse, de phénoménologie ou de littérature. Les échanges professionnels que j’avais eus lors de rencontres cliniques ou de supervisions ne m’ont jamais orientée vers des champs de recherche précis que j’aurais pu convoquer. Alors comment faire ? Comment structurer une certaine manière d’entendre la souffrance d’un sujet pour en dégager un support clinico-pratique partageable ?
Dans mon approche avec les patients, j’avais l’impression d’œuvrer de manière intuitive (mais éclairée), sans support théorico-clinique précis. J’ai donc cherché, dans les textes que je connaissais, des éléments qui pouvaient rendre compte de ce travail. Et, progressivement, j’ai trouvé des éléments de construction qui donnaient à la fois un corps à cette pratique mais aussi un écho. J’avais même l’impression de partager, auprès de certains psychanalystes comme de M’Uzan, Cahn, Bion et bien d’autres, une certaine préoccupation clinique, ou un point de focalisation – pour le dire autrement. Et puis je me suis ressaisie : non, ces auteurs n’ont pas partagé les mêmes préoccupations que moi. Ce sont leur expérience et leurs concepts qui, au cours de mes études, ont forgé cette écoute et cette réflexion qui sont les miennes. Avec le temps, j’avais cessé de les lire et oublié la richesse de leurs discours et de leurs pratiques. Aujourd’hui, je les redécouvre, les retrouve et me nourris à nouveau de leur apport. En fait, rien de leur pensée n’a été perdu. L’originalité de leur approche est inscrite dans ma pratique et ma clinique depuis plusieurs décennies, presque à mon insu. Ainsi, dans ma quête de supports théorico-cliniques pour vous rendre compte de mon travail, je n’ai rien trouvé, j’ai tout retrouvé ! C’est ce modeste travail que je voudrais partager avec vous ce soir.
Pourquoi s’intéresser au moment de la décompensation psychotique et à ses effets sur le sujet ? Parce qu’au cours de nos consultations, nous rencontrons des patients qui, bien que rétablis d’une décompensation, ne parviennent pas, après des mois, voire des années, à recouvrer une vie sociale satisfaisante. Ils conservent des inquiétudes diffuses, une peur de l’extérieur et des doutes invalidants sur leur capacité à réaliser un projet. Souvent, lorsque des professionnels évoquent les difficultés de ces patients, ils font le constat soit d’un processus psychopathologique qui continuerait d’œuvrer à bas bruit (ces patients seraient toujours malades), soit de l’installation de troubles permanents évoquant un handicap (ces patients ne seraient plus malades mais handicapés). Mais lorsque nous écoutons ce que ces patients évoquent, en dehors de leurs difficultés quotidiennes ou des mouvements de leur vie psychique,  nous entendons un thème récurrent qui infiltre leurs réflexions et les mobilisent toujours sur le plan émotionnel : le moment où tout a basculé pour eux. C’est ainsi que nous avons peu à peu attaché plus d’importance au vécu de ce moment de décompensation pour en suivre le déroulement et observer les conséquences  sur le sujet. L’approche phénoménologique, c’est-à-dire la focalisation sur le vécu de l’expérience du sujet, plus que l’explication du phénomène psychotique, nous servira de guide dans cette recherche.
Pour les patients, le moment de la décompensation est un moment inaugural où volent en éclat le sentiment continu d’exister et l’identité qu’il confère. Lorsqu'ils parviennent à mettre des mots sur ce qu’ils ont vécu, les patients retiennent de leur décompensation un sentiment d’étrangeté presque insoutenable, une rupture dans leur existence et l’impression de vivre quelque chose d’exceptionnel. Les déformations, les fissures et les brisures imposées au moi du sujet font basculer tout ce qui était jusqu'alors familier dans un univers nouveau, étrange, souvent angoissant. Un cauchemar éveillé envahit le sujet. Une autre réalité apparaît, terrifiante, merveilleuse ou fantasmagorique. Dans le livre de Sechehaye, Renée témoigne : « Pendant la classe, au milieu du silence du travail, j’entendais les bruits de la rue, un tram passer, des gens discuter, une auto klaxonner. Et il me semblait que chacun de ces bruits se découpait dans l’immobilité, séparé de son objet, et sans aucune signification. Autour de moi, mes camarades, têtes penchées, paraissaient des robots ou des mannequins, actionnés par une mécanique invisible. Sur l’estrade, le professeur qui parlait, gesticulait, se levait pour écrire au tableau, semblait lui aussi un pantin grotesque. Et toujours ce silence affreux, rompu par des bruits extérieurs, venus de loin ; ce soleil implacable qui chauffait la salle, cette immobilité sans vie. Une peur terrible m’étreignait. J’aurai voulu hurler. Il me semblait que quelque chose allait arriver, un bouleversement extraordinaire. Puis, sans que rien n’ait réellement changé, je percevais de nouveau le mouvement insensé des gens et des choses.»


 Extrait du livre de Ghislaine Dunant,  L’Effondrement, p. 18.


Du fait de son intensité et de sa soudaineté, la décompensation psychotique apparaît comme le surgissement de phénomènes violents au sein même de la réalité psychique des sujets, avec un fort potentiel traumatique pouvant compliquer la sortie de crise. Basculer dans un univers si étrange et déstabilisant laisse des traces. Certains patients ayant recouvré le familier de leurs représentations et tenté de reprendre le cours de leur vie, restent particulièrement marqués par cette expérience de décompensation, au point de ne plus vouloir entreprendre quoi que ce soit qui pourrait les mettre à nouveau en danger. D'ailleurs, comment entreprendre quelque chose dans sa vie si on ne comprend pas l’enchaînement des événements qui a nous a fait chuter si violemment ? Les patients font alors souvent le choix d’une solitude préférée mais subie. Elle les laisse souvent seuls, face à eux-mêmes, avec le même malaise que celui qu’on peut ressentir lorsqu'on est obligé de vivre dans une promiscuité dérangeante : on ne désire pas de commerce avec soi-même, d’où la propension à ne pas penser ou ne pas ressentir. Échanger avec les autres pose également problème, dans la mesure où, pour être à l’aise, il ne faut pas trop douter de ses frontières psychiques et corporelles et pouvoir se décentrer sans se mettre en danger (comprendre qui est l’autre et ce qu’il veut). Pour les patients, le choix entre une solitude problématique et des relations sociales douloureuses est donc impossible. Vivre exige souvent de la part des sujets une énergie considérable, parfois épuisante. D'où les attitudes de restriction ou de refus d’échanges que les patients affichent et que nous traduisons comme autant de symptômes à « prendre en charge ». Parfois, il est plus intéressant de comprendre ce que vit le sujet et partager son vécu que de proposer d’emblée des actions de soins qui cherchent à le mobiliser afin de réduire l’apragmatisme morbide et stigmatisant dont il souffre. Élaborer et perlaborer pour le sujet paraît alors le plus urgent. Pour la psychanalyse, l’élaboration permet de maîtriser les excitations qui se présentent à l’appareil psychique à travers le jeu des représentations (se représenter, donner un contenu concret à une expérience). La perlaboration, elle, consiste à répéter les mêmes scènes encore et encore jusqu'à ce que s'élabore une connaissance consciente de l'histoire du symptôme permettant de le supprimer ou d’en atténuer les effets. On peut  avoir dans la perlaboration, l’impression que le récit raconté par le sujet est toujours le même, dans une sorte de répétition dont on ne se sort pas, ni le patient, ni le thérapeute. Mais pris dans les effets de transfert et de contre-transfert, la reprise narrative de l’événement traumatique par le patient comporte pour qui peut l’entendre des variations infimes mais porteuses. Nous rejoignons ainsi les travaux de Michel de M’Uzan sur la différence qu’il opère, voire oppose, entre le « même » et « l’identique » en clinique. Dans l’expérience vécue du sujet, il y a à la fois les événements appartenant à la réalité et l’écriture psychique de ce qui est vécu. Ainsi, chaque once de réalité événementielle est traitée de manière singulière par chacun. C’est cette écriture intérieure sans cesse réactualisée au cours de sa vie (au gré des situations rencontrées et du vieillissement) qui conditionne une position existentielle, à la fois dans ce que l’on est et ce que l’on fait. Je cite Michel de M’Uzan : « La plus grande partie de son existence, le sujet continue d’élaborer au jour le jour son passé, c’est-à-dire le précédent de vérité pour les temps à venir. Et il le fait en se fondant sur la description qu’il donne, à travers le style de ses activités, de sa situation dans le monde en tant qu’être de désir. Ainsi, si la catégorie du passé est suffisamment élaborée, c’est-à-dire symbolisée, on assiste à une reproduction du même où émergent des nuances propres à la trajectoire évolutive du sujet face à son désir ». Je continue de citer M. De M’Uzan : « D'une répétition à l’autre, la configuration économique est insensiblement modifiée mais modifiée tout de même ». Si cette catégorie du passé n’est pas suffisamment élaborée, l’identique prend alors le pas et enferme le sujet dans la compulsion de répétition propre au symptôme. Ainsi, lorsque nous écoutons un sujet, c’est encore bien de sa réalité psychique dont nous devons nous préoccuper et non de la réalité en elle-même qui nous fait dire parfois qu’une décompensation dépassée est une décompensation résolue qui ne doit plus constituer un obstacle pour le sujet. De plus, comment évaluer la force des effets d’une décompensation qui mobilise si peu de représentations identificatoires pour nous qui n’en avons pas été victime ? Autant, comprenons-nous assez bien les effets d’une mise en danger réelle où le sujet a risqué sa vie, autant nous appréhendons plus difficilement l’éclatement psychotique qui fait voler en éclat le fonctionnement psychique sans qu’aucun événement réel fondé soit repéré.


Les effets délétères au long cours d’une décompensation psychotique peuvent-ils être considérés comme une forme  de syndrome de stress post-traumatique ?

A écouter les patients évoquer le moment de la décompensation, il paraît évident que l’expérience est traumatique. C’est le destin de ce trauma, la façon dont le sujet va l’intégrer dans son histoire et le dépasser, qui prête à discussion. Au niveau psychanalytique, pour Laplanche et Pontalis (dans Le vocabulaire de psychanalyse), le traumatisme est un événement intense qui dépasse les capacités d’adaptation du sujet, provoquant une désorganisation importante de l’organisation psychique. Dans le cadre d’une décompensation, il s’agit d’un afflux excessif d’excitations internes (pulsions, angoisse) qui agit par effraction dans la vie psychique induisant un état de détresse d’un moi éclaté ou dangereusement menacé d’éclatement. Un moi éclaté n’est ni plus ni moins qu’une expérience de folie terrifiante qui fait vaciller l’identité d’un être, porteuse d’une part importante de sa condition humaine. C’est dire la gravité de l’événement. Dans le traumatisme, en l’absence d’abréaction, l’expérience extrême de la décompensation demeure dans le psychisme comme un « corps étranger ». Nous retrouvons toujours dans le discours des professionnels, ces notions d’étrangeté, d’étrange, de corps étrangers qui émaillent le vécu du sujet dans la décompensation : devenir étranger à soi-même et transformer les personnes familières en étrangers est une expérience violente d’exil, d’éjection d’un monde protecteur connu et reconnu qui était le sien pour les affres d’une insularité angoissante. Tant que l’impression de corps étranger obérant le fonctionnement psychique demeure, le trauma produit donc ses effets traumatiques. Parmi les manifestations qui suivent le trauma, notons un état de stress aigu, une angoisse ou anxiété, des symptômes dépressifs, une reviviscence du traumatisme et une insécurité souvent associée à un sentiment d’impuissance. Manifestations qui peuvent évoluer vers ce qu’on appelle un état de stress post-traumatique : angoisse persistante, cauchemars (réminiscence de la situation traumatique) ou insomnie, détachement et évitement social, etc. Parmi les patients que nous avons rencontrés, ce n’est pas tant la réminiscence du traumatisme (à savoir le moment de la décompensation) qui pose problème, qu’un mécanisme d’exclusion de la conscience de tout ce qui se rapporte à l’événement. Il faut alors saisir au passage une question ou une vague impression se rapportant au moment de la décompensation pour ouvrir un espace d’évocation propice à une élaboration. Ainsi, si on peut parler de traumatisme concernant la décompensation, le destin de ce traumatisme ne semble pas ouvrir sur un état de stress post-traumatique mais plutôt sur une sorte d’enkystement des effets produits dans le fonctionnement psychique des sujets, les empêchant de poursuivre leur vie. D'où l’intérêt d’écouter ce traumatisme.

L’écoute du traumatisme

Pour Alain Braconnier l’écoute du traumatisme consiste à répondre à la demande du patient qui est de comprendre ce qui lui est arrivé. Le travail à mener va de la démarche du policier (l’enquête) à celle de l’archéologue (mettre à jour ce qui est enfoui). Il s’agit de recueillir des informations sur le vécu du patient lui-même mais aussi venant d’autres sources, comme par exemple, le discours des intervenants au cours de la décompensation, professionnels ou proches, rapportés par le patient. Commence alors une construction narrative de ce qui a pu se passer, mise en lien progressivement, dès que le seuil d’émotivité du sujet le permet, avec les associations suscitées : comment cette décompensation rencontre d’autres objets de l’histoire du sujet, d’autres histoires vécues ou redoutées. Il y a toujours dans un traumatisme quelque chose qui révèle une fragilité plus ou moins bien colmatée dans la vie du sujet ou un questionnement ancien, allant même parfois jusqu'à réactiver des plaies que l’on pensait cicatrisées. Un traumatisme n’est jamais isolé et c’est bien là sa force de destructivité. Le défi de toute écoute est de permettre d’élaborer avec le patient une structure représentationnelle de ce qui lui est arrivé sur le plan existentiel, c’est-à-dire soutenir un travail d’élaboration psychique dans lequel les mots viennent donner du sens à l’événement : pourquoi cela lui est-il arrivé ?  Comment a-t-il réagi et pourquoi ? Quels sont les facteurs extérieurs qui ont pu jouer un rôle ? Comment l’environnement aurait-il pu répondre pour être plus soutenant ? La décompensation aurait-elle pu se vivre autrement ? Cette élaboration signifiante est d’autant plus active qu’elle se réalise dans une relation de grande confiance réciproque : pouvoir s’exprimer sans être jugé ou conseillé, faire confiance aux capacités d’élaboration de chacun qui se croisent sans se heurter, accepter les parts d’ombre, l’incertitude et les doutes de part et d’autre. Il s’agit bien de deux appareils psychiques en intersubjectivité dont l’un - le thérapeute - soutient un effort permanent de décentrement pour mieux envisager l’univers interne du patient, et l’autre – le patient – qui prend appui sur celui du thérapeute pour poursuivre sa propre élaboration (et non celle du thérapeute). Ainsi, progressivement, l’irreprésentable de la décompensation cède la place à des représentations plus stables qui, même avec leur part d’ombre, offrent au patient une réalité intérieure acceptable avec laquelle il va pouvoir négocier.

Pour Balsamo, l’espace thérapeutique avec un patient « psychotique » doit prendre en compte l’opacité d’une histoire dont nous ne connaissons que des fragments altérés et reconstruits. Il y a donc dans l’histoire racontée des vides et des excès, parfois des contradictions et des interprétations « limites » – pour ne pas dire délirantes, qui tentent de combler une pensée impossible. Ainsi, pour le thérapeute, faut-il composer avec l’après-coup qui caractérise toute narration d’un vécu traumatique. Il s’agit pour le sujet rien de plus que de faire quelque chose de ce traumatisme, de le penser et le transformer en histoire qui n’est jamais l’histoire réelle de ce qui s’est passé puisque, vu de l’extérieur, il ne s’est rien passé d’exceptionnel, tout étant vécu de l’intérieur. C’est dire le défi pour le sujet et le thérapeute de mêler les éléments de réalité (par exemple la gare où le patient a pris le train pour fuir ou le regard de la passagère en face de lui) et l’acuité de l’éprouvé (ce que le sujet a vécu) venant bien rappeler que la personne s’est effondrée psychiquement sans être confrontée à une situation réelle à fort potentiel traumatique. L’après-coup constitue, pour le patient, l’opportunité d’un remaniement de ces traces mnésiques non intégrées psychiquement à partir d’une expérience nouvelle : la relation thérapeutique, dans laquelle ces traces mnésiques vont pouvoir enfin trouver du sens, et l’évènement venir prendre place dans l’histoire du sujet. Raymond Cahn nous rappelle qu’une symbolisation primaire se construit dans la réalité partagée de l’espace thérapeutique. Le patient cherche une vérité derrière les messages ambigus, le non-pensé ou le fantastique de la décompensation, et utilise le thérapeute comme réceptacle, puis appareil à penser, vérifiant au passage que ce dernier n’est pas affecté ni indifférent à l’évènement. Pour reprendre un autre auteur, Serge Viderman, l’espace thérapeutique n’est pas le lieu où une donnée brute de l’expérience n’attendrait qu’un déchiffreur de sens à travers la figure du thérapeute, mais un espace construit à deux où s’élabore une vérité qui appartiendra au patient. Ainsi, le thérapeute doit représenter un objet ni empiétant, ni neutre, mais capable de s’identifier au patient, être une présence étayante et accompagnante dans ce qui a été vécu. Le récit de la décompensation, pris dans une narration plus large de la vie du sujet, est prétexte pour multiplier les expériences d’adéquation entre les éprouvés, le perçu, le soi et les autres, la réalité interne et la réalité externe apportant par une plus grande congruence une diminution du sentiment d’étrangeté. A force d’en parler, le récit devient moins fou, des ponts de compréhension enjambent les trous de l’énoncé et le sujet reprend pied dans son histoire. (Ces expériences d’adéquation permettent par exemple de comprendre qu’une forte angoisse comme celle de mourir est « normale » lorsque l’on pense être en danger de mort. Il n’y a plus d’un côté, le sentiment d’être en danger de mort et de l’autre, la peur de mourir comme deux éléments distincts qui assaillent le sujet mais un lien entre les deux, un fil que l’on peut remonter pour comprendre ce qui se passé).

La dimension narrative : une clinique des effets de la décompensation

Narrer une histoire ne consiste pas seulement à la raconter. Il y a dans toute narration la mise en scène du narrateur, à la fois acteur et spectateur de ce qui lui arrive. Ainsi le narrateur va t-il interpréter la réalité à laquelle il a été exposé, à partir de ce qu’il a perçu, éprouvé et compris. L’histoire racontée sera donc celle du sujet aux prises avec son environnement et non la restitution d’une réalité objective. C’est pourquoi la narration centrée sur le narrateur qui décode et crée des espaces de réalité nous paraît intéressante. Deux cliniciens nous serviront de guides : Francis Farrugia et Antonino Ferro.

Pour ouvrir la voie, Francis Farrugia, anthropologue et philosophe, a défini le concept de syndrome narratif, nous permettant d’adopter une disposition psychique particulière pour appréhender l’aspect clinique de la dimension narrative. Francis Farrugia définit le syndrome narratif comme les histoires que nous racontons sur nous et sur les autres et qui participent à construire ou renforcer notre identité. En parlant, nous pensons souvent dire qui nous sommes alors que nous sommes aussi ce que nous disons de nous. Notre relation à la réalité et sa restitution est toujours de nature langagière, narrative, métonymique. Ainsi, lorsque je dis qu’il fait chaud, je ne dis rien de la chose en soi (la chaleur) mais plutôt quelque chose de mon rapport à la chose, ma manière d’en être affecté. Raconter une histoire, c’est en quelque sorte se raconter, autant que de raconter quelque chose, c’est mettre en scène ses émotions, ses représentations, ses connaissances, ses ignorances et ses convictions. Si donc le texte nous constitue autant qu’il rend compte d’une réalité vécue, alors les modifications apportées au cours de la narration ont aussi une incidence sur nous. La narration produit des effets thérapeutiques si elle est organisée dans un espace singulier de rencontre où s’organisent des mouvements de transfert et de contre-transfert. Cet espace de rencontre favorise une reconstruction de l’évènement à deux (la décompensation en tant qu’expérience existentielle) où la réalité perd peu à peu de son étrangeté pour redevenir accessible à des représentations partagées moins isolantes et déstabilisantes. Il s’agit rien moins que de rendre réelle une réalité qui s’était perdue, de transformer l’étrange en familier par le récit énoncé et repris de ce qui s’est passé, jusqu’à ce que ce récit constitue une trame plus solide pour accrocher l’histoire à l’histoire du sujet. Pour Farrugia, « L’expérience de l’étrange est une mise à distance de la réalité par le moi qui peut confiner à la folie en ce que le flux ordinaire du vécu ne s’écoule plus sans obstacle dans la banalité du quotidien, en ce que des dissonances cognitives et émotionnelles viennent perturber la participation ordinaire et bienheureuse au rêve commun collectif nommé réalité ». Dans ce sens, la narration permet de renouer avec l’écoulement continu et rassurant du flux du vécu, avec une adhésion retrouvée à un discours commun initié par la relation thérapeutique. Monde intérieur et monde extérieur ne sont alors que le recto et le verso d’une même réalité qui s’auto-entretient par narrations rassérénantes et réitérées. La narration est bien une expérience inter-subjective et subjectivante dans la mesure où raconter une histoire participe du lien social autant que du lien renoué à soi-même : le narrateur et son interlocuteur co-fabriquent et co-valident par leurs échanges la réalité sociale, et sont, en retour, co-construits et co-validés par elle. Cette double co-validation stabilise psychiquement le sujet en lui offrant repères et contenant à sa réalité interne et externe.
Pour continuer le chemin, Antonio Ferro, psychanalyste italien reprend les travaux de Bion sur les processus de mentalisation permettant au psychisme d’assimiler le monde extérieur. Chaque expérience acquise au contact du monde extérieur laisse une trace psychique. C’est d’ailleurs ainsi que se constitue, s’enrichit ou s’éprouve l’appareil psychique. Bion s’est intéressé au passage de l’expérience sensorielle à la forme mentalisée, c’est-à-dire comment ce que nous ressentons et percevons est représenté et pensé. Ainsi a-t-il élaboré le concept de fonction alpha pour rendre compte de ce mécanisme. Pour résumer sa pensée, nous dirons qu’il existe au sein du fonctionnement psychique des éléments issus de l’expérience sensorielle qui peuvent être appréhendés par le sujet (des éléments alpha ou éléments de pensées) et des éléments qui ne sont pas appréhendables (les éléments bêta ou émotions brutes non intégrées). Dans ce travail de transformation des éléments bêta en éléments alpha, l’autre joue un rôle important. Dès l’origine, il est celui qui va donner du sens aux éprouvés corporels et aider l’enfant à les psychiser. Cet autre ou ces autres sont ceux qui vont s’occuper le plus de l’enfant. Ainsi, devant l’excitation de l’enfant, la mère ou le père qui donne le biberon offre une réponse adaptée à l’éprouvé de la faim, participant de fait à la connaissance du monde extérieur et de son propre fonctionnement. Puis, pendant toute sa vie, le sujet aura besoin de l’autre pour étayer, confirmer ou adapter sa capacité de mentalisation, c’est-à-dire de transformation d’éléments bêta en éléments alpha. La psychothérapie convoque l’autre (le thérapeute ou le soignant) à cette place (le thérapeute est un agent transformationnel). Tout traumatisme draine son lot d’éléments bêta, éprouvés douloureux irreprésentables et indicibles, qui sont toxiques pour le psychisme. Pour Antonio Ferro, la narration participe de la décondensation d’éléments bêta et d’éléments alpha inadéquats, empêchant ce travail de mentalisation. Ce que l’auteur suggère, c’est que certains éprouvés pénibles (éléments bêta) sont liés à des représentations instables et peu contenantes (éléments alpha inadéquats), semblant dire qu’il y a eu travail de mentalisation. Or, il n’en est rien. Ces éléments bêta conservent leur toxicité avec son lot de souffrance. Il convient donc de reprendre ces éléments bêta (les éprouvés pénibles et condensés) pour les transformer en pensées opérantes, permettant au sujet de mieux appréhender ce qui lui est arrivé et d’y donner du sens. Cette narration se fait à deux, dans une interaction et des échanges verbaux entre le patient et le thérapeute, dans laquelle deux appareils psychiques sont aux prises avec l’éprouvé traumatique. Dans cette relation transférentielle et contre-transférentielle, chacun apporte sa propre sensibilité et capacité à transformer cette excitation toxique (les éprouvés irreprésentables) en pensées structurées. Pour Antonio Ferro, la narration est un processus transformationnel qui permet de canaliser les effets toxiques du traumatisme.


Conclusion

Devant un état d’apragmatisme ou d’impossibilité à recouvrer une vie sociale satisfaisante pour le sujet, peut-être peut-on formuler d’autres hypothèses que celles de la psychopathologie évoluant à bas bruit ou l’entrée dans une forme invalidante de la maladie. Par exemple, considérer les effets de la décompensation non pas en tant que cause de la destructuration de la personnalité ou l’éclatement moïque ou identitaire, mais en tant qu’expérience existentielle extrême aux effets traumatisants. Dédramatiser l’évènement, le minimiser ou le relativiser n’est pas suffisant. Il faut pouvoir apprécier la force du vécu mais aussi lui donner du sens afin d’intégrer cet évènement dans l’histoire du sujet. Deux appareils psychiques œuvrant de concert dans une relation de confiance ne sont pas de trop pour tenter de transformer l’impensable des éprouvés bruts déstabilisants en pensées structurantes et intégrées dans le fonctionnement psychique du sujet.

Bouguenais, le 12 mars 2015

Brigitte PetitPsychologueCHU Nantes

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