vendredi 30 janvier 2015

Conférence de Christian Hoffmann, La psychose et les nouvelles subjectivités adolescentes




Voici l'enregistrement de la troisième conférence du séminaire 2014-2015.



Nous vous proposons également le texte qui a servi de support à cette intervention que M. Hoffmann a eu la gentillesse de mettre à notre disposition.



Certains cas ni névrotiques ni ouvertement psychotiques

Christian Hoffmann[1]


  Ce titre est extrait du texte de Freud de 1924 « Névrose et psychose »[2] et il va faire l’objet de ma présentation de cette question clinique d’hier à aujourd’hui.
Pour André Green[3], le problème des structures non névrotiques d’hier à aujourd’hui se pose pour des sujets chez qui prédomine une fixation prégénitale et un Œdipe négatif. Il note avec d’autres le tournant que constitue l’Homme aux loups dans la clinique freudienne et qui ouvre pour Green l’étude des états-limites, nous connaissons la fixation prégénitale anale de l’Homme aux loups qui ne lui permettait pas le choix entre deux représentations de l’acte sexuel, à savoir par le vagin ou par l’anus, d’où résulte le clivage du sujet accompagné d’un dysfonctionnement du moi dans sa capacité de jugement. Green regrette l’abord de ces pathologies par la destructivité, le moi et les relations d’objet, qui ne reconnaissent pas à la sexualité son rôle primordial et déterminant par l’importance qu’y prend l’angoisse de castration comme une bénédiction pour l’enfant de sortir « des  angoisses insoutenables et sans issues liées à la relation duelle à la mère »[4].
C’est avec M. Klein et M. Bouvet que les fixations prégénitales sont devenues le point central de la psychanalyse et c’est sur ce terrain qu’est apparu l’intérêt pour les troubles de la personnalité limite. On peut se rappeler la voie ouverte par  Stoller sur le sexe et le genre et plus proche de nous J. Mac Dougall qui a décrit une sexualité contemporaine addictive en l’expliquant par l’effet traumatique de toute sexualité où le concept de castration n’est plus la référence. Il faut reconnaître à Green sa perception de l’insuffisance d’une telle explication des modes de jouissances sexuelles par la fixation traumatique au prégénital. Il propose le recours à d’autres mécanismes de défense que le refoulement. C’est là qu’il avance le concept freudien de clivage à l’endroit où Lacan introduit la forclusion, ce que nous examinerons ultérieurement.
Je retiendrai des travaux de Green les points suivants :
-      l’articulation de la pulsion avec la relation d’objet ;
-      les fixations prégénitales et la perturbation de la génitalité ;
-      le rapport à la castration entre angoisse névrotique ou de séparation borderline ;
-      la régression prégénitale avec son corrélat du dysfonctionnement de la capacité de jugement du moi ;
-      le transfert comme moyen d’appréhender la relation à l’autre par la découverte de « l’intimité psychique », à savoir la relation entre sexualité et amour.

Une remarque sur le transfert, pour Green, face à une profonde angoisse liée à l’imago maternel, il y a un transfert paternel possible dans ce type de pathologies où l’analyste est investit de sentiments contradictoires entre l’emmerdeur et le protecteur[5].

           Qu’est ce qu’on peut aujourd’hui encore éclairer avec Freud concernant ces pathologies ni névrotique ni ouvertement psychotique?

           Commençons par l’étude du jugement. Dans son texte sur « La négation »[6], Freud étudie pour la première fois la façon dont s’engendre la fonction intellectuelle à partir de la pulsion. Le jugement et tout particulièrement la négation permet à la pensée de se libérer des limites du refoulement et de s ‘enrichir de « contenus » dont elle ne peut pas se passer pour son fonctionnement. Bref, la faculté de juger ouvre l’espace psychique à la pensée.

           Qu’est-ce que la fonction du jugement ? Cette fonction doit aboutir à deux décisions. Elle doit d’abord pouvoir juger ce qui est bon à introjecter pour le moi-plaisir et ce qui doit être jeter dehors parce que mauvais. Ensuite, elle doit juger de l’existence réelle d’une chose représentée dans la réalité, ceci pour le compte d’un moi-réel, ce que Freud appelle « l’épreuve de réalité »[7]. Il ne s’agit plus de savoir si une chose, un objet de satisfaction, est bon pour le moi-plaisir, mais si elle existe dans le monde extérieur. On voit bien qu’il s’agit d’une question d’intérieur et d’extérieur. Ce qui nous amène à nous poser la question de la limite et de sa genèse dans l’inconscient. On a une première indication de Freud à la fin de son texte lorsqu’il précise que la condition de la fonction du jugement et par conséquent du principe de réalité est la réalisation de la perte préalable de l’objet qui avait apporté une satisfaction réelle.

Résumons, le distinguo entre un intérieur et un extérieur se fait sur l’expérience de la perte d’un objet de satisfaction qui passe du moi-plaisir dans son monde extérieur. La faculté de juger contribue à re-trouver un objet correspondant dans le monde extérieur[8]. Il n’est pas inutile de rappeler pour notre propos que « Le juger » décide du passage à « l’agir ». 

La question de la limite[9] revient dans Le malaise dans la civilisation[10] où Freud interroge « le sentiment de soi ». Il faut partir de l’idée que l’autonomie du Moi est trompeuse, il se prolonge sans frontières dans l’inconscient pulsionnel dont il n‘est que la façade. Par contre il y a une frontière « claire et nette »[11] entre le Moi et le monde extérieur, sauf dans les cas pathologiques.  La genèse de cette « frontière » est tributaire de l’expérience faite par le nourrisson que l’objet de satisfaction, comme le sein, est « au-dehors » de son moi-plaisir et que sa re-trouvaille nécessite une action spécifique. Cette opposition entre le moi-plaisir et l’objet (perdu) pousse le moi à la reconnaissance du « monde extérieur » et de ce fait à la reconnaissance des limites de sa jouissance de « l’illimité »[12] de son narcissisme originaire, comme en témoigne le « sentiment océanique ». C’est ainsi que s’instaure le principe de réalité par la faculté de juger entre l’objet perdu et l’objet correspondant dans le monde extérieur, expérience qui se solde le plus souvent par le jugement que « ce n’est pas ça ! » et qu’aucun objet n’est à même d’apporter la satisfaction pulsionnelle, d’où le manque que le sujet expérimente par la satisfaction.

Je peux condenser mon développement de la façon suivante. Dans la pratique thérapeutique, si on veut trouver le rapport subjectif d’un sujet à la limite, il faut écouter ses « pratiques de soi » et essayer d’y entendre la présence ou pas de l’expérience de ce manque.

C’est avec Lacan qu’on arrive à préciser ce rapport du sujet au manque par le distinguo de trois modalités du manque dans la subjectivité[13].  
La notion de manque n’est pas une innovation lacanienne, elle fait la substance même de la pulsion freudienne. En effet, on sait que selon Freud, la pulsion orale vise ce qu’il appelle la première satisfaction. Autant dire que l’objet de cette pulsion n’est pas simplement le sein mais le sein en tant qu’il a été la source d’une satisfaction marquée, selon l’expression de Lacan, du poinçon de cette fois-là. En d’autres mots, le sein fonctionne comme la cause du désir oral pour autant qu’il a fait l’objet d’un sevrage ou, plus exactement, d’une coupure subie par le sujet comme d’une partie de lui-même.

La perte de cet objet, qu’aucun objet commun ni aucun don ne sauraient restaurer, l’habilite à fonctionner comme le gardien d’un désir qui subsiste comme manque.
Au niveau anal, il y a aussi la perte réelle d’une partie qui se détache du corps propre. Aux objets anal et oral Lacan ajoute le placenta, à savoir que cet organe qui médiatise la relation entre la mère et son embryon de façon à ce que ce dernier puisse se nourrir et se développer fait partie de lui, au sens d’être constitué de ses propres tissus plutôt que de ceux de la mère.
Nous savons que le besoin s’articule dans une demande. Mais au-delà de ce qui s’articule dans la demande comme le besoin, une autre demande se profile qui est la demande d’amour. Un enfant dont on s’occupe, au sens de répondre à ses besoins, sans paroles, sans sourires et sans relations personnelles, un tel enfant se trouve dans l’impossibilité de s’intégrer dans une relation humaine. Autrement dit, c’est un enfant voué à dépérir.
Il reste que la demande d’amour induit une dévalorisation de tout objet qui répond à la demande, lequel objet devient un simple signe d’amour et non pas l’amour lui-même. En lui-même l’amour reste ce qu’il est, je veux dire un manque auquel répond adéquatement un manque comparable et non pas l’objet, lequel, encore une fois, n’est jamais qu’un signe.
Reste à savoir ce qu’il en est de la pulsion génitale et du désir sexuel ? La question est de savoir par quel biais s’introduit un troisième type de manque, différent de celui du besoin comme de celui de l’amour. Lacan répond par l’intermédiaire de la métaphore paternelle. Une métaphore est une substitution dont la caractéristique réside en ce qu’elle engendre une nouvelle signification.
Nous admettons que du fait de l’immaturité qui marque l’être humain à sa naissance, l’expérience vécue avec la mère prend chez l’infans la signification d’une relation à la toute-puissance dont il dépend pour sa survie. La question est de savoir comment se structure le désir au moment où l’enfant est, si l’on peut dire, surpris par l’intrusion de la sexualité précoce. On remarque alors que cette apparition se double de l’aperception d’un désir sexuel chez la mère qui apparaissait jusque-là comme une puissance de don ou de refus de don. Or, il suffit de songer aux ravages névrotiques qu’engendre chez tel ou tel le fantasme ou la croyance de tenir avec son pénis non seulement l’objet mais encore le gage du désir de l’Autre, pour que l’on puisse apprécier l’importance qui revient à ce que soit signifiée l’irréductibilité du manque dont il s’agit ici chez la mère à tout ce qui est de l’ordre de l’avoir.
La métaphore paternelle substitue dans l’inconscient le nom du père au désir de la mère. La substitution de ce signifiant, avec sa charge symbolique porteuse de l’interdit de l’inceste, à un désir qui apparaîtrait autrement comme un désir que rien ne bride, engendre chez le sujet un effet de signification : c’est le phallus, tel qu’il apparaît dans la Grèce antique au terme des mystères.
On touche ici à la portée symbolique du nom du père, en tant qu’il constitue non seulement le signifiant du désir de la mère mais aussi du lien qui noue ce désir à l’interdiction de la jouissance sexuelle de l’enfant. C’est en fonction de cette dimension du nom du père comme fiction du langage qu’on touche également à la culpabilité qui est inhérente à la genèse du désir.
Après ce repérage de la limite à partir de la perte et de l’existence d’un manque dans la construction subjective, interrogeons la pratique possible de la limite.
Dans un très beau texte sur « Rives, bords, limites (de la singularité)[14], Jean-Luc Nancy s’interroge sur la limite qui limite et qui singularise le singulier. Il se sert ainsi de trois notions : la limite, le bord, le rivage. Tout d’abord, la limite est une fin, un achèvement, qui ne vient pas de l’extérieur, c’est une fin qui met fin, comme la fin d’un récit. C’est ainsi qu’elle est inhérente au singulier en étant son « dedans » et en même temps son « dehors ». Le limes latin désigne le chemin et donne à la limite son intervalle dans lequel on peut circuler entre deux bords. Reste à savoir si elle a un ou deux bords, plusieurs cas de figure sont possible. En tout cas, la question se rejoue à chaque appropriation d’une singularité où la limite fait bord, on pourrait dire « fait corps ». Ce travail d’appropriation par un travail de pensée d’une singularité ne peut se faire que dans un interval « hors-temps-hors-lieux ». On retrouve cette idée chez G. Agamben lorsqu’il définit la contemporanéité par « la relation avec    son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances »[15]. On peut penser également au chemin heideggérien : Acheminement vers la parole[16].
 On n’est pas loin du rivage et de la rive, Mallarmé parle des lèvres comme des « rivages roses ». Il est intéressant pour nous de noter que Jean-Pierre Vernant fait du mythe d’Actéon[17], le héros du rivage, il comprend ce mythe comme celui de l’épreuve du passage de l’adolescence à la virilité. Delacroix a peint la scène en plaçant Artémise sur l’autre rive d’une étroite rivière.

On peut en conclure avec Jean-Luc Nancy qu’un monde, une singularité, qui se tient sur son bord sans voir l’Autre bord est un monde ou une singularité dont le rivage est une ruine.

Nous pouvons maintenant revenir à notre question sur le traitement analytique des sujets borderline. Comme le dit Lacan, rien ne ressemble plus à une névrose qu’une pré-psychose (ou as if)[18], on peut dire la même chose des pathologies borderline. Ce qui nous mobilise dans la cure au-delà des signes cliniques listés dans le DSM V et des questions classiques de transfert c’est lorsque le sujet s’approche du trou de sa structure[19], dans le sens où la limite est le bord de sa structure, comme le dit Jean-Luc Nancy.

Prenons simplement le classique sentiment de vide dont témoigne le plus souvent ces sujets. Lacan évoque un cas qu’il qualifie de « limite »[20] dans son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse à propos justement d’une description clinique d’un « espace vide » dans la subjectivité d’une patiente.

Ce « vide d’existence », comme me le disait un jeune adolescent est un vide très différent de celui qu’un sujet névrotique peut éprouver, dans le sens où ce dernier s’accrochera au bord d’un espoir d’un lendemain qui chante. Bref, il est sur un bord et il voit l’autre bord et le chemin à accomplir le déprime. Alors qu’un sujet borderline est sur le bord du précipice sans autre bord auquel se raccrocher. En terme de topologie lacanienne, ils sont tous les deux sur un bord réel avec la différence que le sujet névrotique a à sa disposition un bord (un horizon) symbolique qui peut s‘imaginariser à tous moments (le fantasme!).

La pratique thérapeutique avec un sujet borderline peut consister à tenter de border le trou qui s’ouvre devant lui en cherchant avec lui ce que Jean Oury illustrait par la métaphore de « la braise dans un tas de cendre ». Il s’agit ainsi de trouver dans l’enveloppe symbolique du sujet l’existence d’un point où ça tient encore un petit peu, où il y a un peu de désir et par conséquent de manque, et de souffler dessus avec prudence pour que le feu de la vie reprenne avec un maillage symbolique. Je me souviens d’un jeune patient avec lequel au bout de plusieurs tentatives sans succès, il a retrouvé une faible nostalgie d’un petit flirt, qui est devenu le point de départ de la construction d’un désir de l’autre comme dans le tableau d’Actéon. A la fin de sa cure, il a bien voulu me confier que ce sont mes métaphores qui l’ont aidé à se re-construire un soi.

Pour ce qui est de la relation de ces pathologies « no-limit » avec notre monde contemporain, j’évoquerai une des caractéristiques majeures de notre actualité qui est l’accélération vertigineuse du temps, qui expose le sujet (post-métaphysique)  à la manie. Il suffit de relire Paul Ricoeur et son travail sur Temps et récit pour se rappeler que le travail de pensée à l’œuvre dans la narrativité est corrélé à l’expérience temporelle[21].





[1]C. Hoffmann, psychanalyste, 3 rue des Chantiers, 75005 Paris, professeur de psychopathologie clinique, Directeur de l’Ecole Doctorale. Sorbonne Paris Cité, Université Paris Diderot, chercheur au CRPMS. Hoffmann.ch@wanadoo.fr 
[2] S. Freud, « Névrose et psychose », Névrose, psychose et perversion, Puf, 1973, p. 286.
[3] A. Green, La clinique psychanalytique contemporaine, Ithaque, 2012.
[4] A. Green, op. cit., p. 179.
[5]J. Birman et C. Hoffmann, Problématique du suivi psychothérapeutique de patients borderline, Actualités de la psychanalyse, Erès, 2014.
[6] S. Freud, « La négation », Résultats, idées, problèmes, Puf, 1985.
[7] Op.cit., p. 136-137.
[8] Op.cit., p. 138.
[9] C. Hoffmann, « Le concept de limite dans l’inconscient et ses états», Figures de la psychanalyse N° 25, Erès
[10] S. Freud, Le malaise dans la civilisation, Seuil, 2010.
[11] Op.cit., p. 46.
[12] Op.cit., p. 49 et 56.
[13] M. Safouan et C. Hoffmann, Questions psychanalytiques, Hermann, 2014.
[14] Ce texte fut prononcé au colloque “ Rivages ” organisé par la mairie et l’Université de Nice en juillet 2000.
[15] G. Agamben, Qu’est ce que le contemporain ? Rivages poche, 2008.
[16] M. Heidegger, Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976.
[17] J.-P. Vernant, La mort dans les yeux, Hachette/Pluriel, 1998.
[18] J. Lacan, Les psychoses, Seuil, p. 216.
[19] J. Lacan, op.cit., p. 221.
[20] J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 140.
[21] P. Ricoeur, Temps et récit, T. 3, Seuil, 1985.



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