L'intervention de Brigitte Petit : Les conséquences de la décompensations psychotiques sur le sujet.
Voici l'enregistrement de la cinquième conférence de notre séminaire 2014/2015 :
Les conséquences de la décompensation
psychotique sur le sujet
Lorsque Cyprien m’a sollicitée l’année dernière pour
réfléchir à l’organisation d’un séminaire sur la psychose, je lui ai, bien sûr,
soumis quelques idées, mais je lui ai aussi confié mon intérêt clinique pour la
décompensation psychotique. Je ne me souviens plus si c’est Cyprien qui m’a
suggéré de venir en parler ou si c’est moi qui ai eu l’audace de le lui
proposer. Quoi qu’il en soit, je me suis retrouvée devant un problème
majeur : rendre compte de mon travail clinique auprès de certains patients
après une décompensation. Par où commencer ? Je savais, pour m’y être
exercée, qu’il n’y a pas grand-chose de publié sur ce sujet et que je devrais
extraire, associer, inférer ou supposer des éléments glanés dans des ouvrages
de psychanalyse, de phénoménologie ou de littérature. Les échanges
professionnels que j’avais eus lors de rencontres cliniques ou de supervisions
ne m’ont jamais orientée vers des champs de recherche précis que j’aurais pu convoquer.
Alors comment faire ? Comment structurer une certaine manière d’entendre
la souffrance d’un sujet pour en dégager un support clinico-pratique
partageable ?
Dans mon approche avec les patients, j’avais l’impression
d’œuvrer de manière intuitive (mais éclairée), sans support théorico-clinique
précis. J’ai donc cherché, dans les textes que je connaissais, des éléments qui
pouvaient rendre compte de ce travail. Et, progressivement, j’ai trouvé des
éléments de construction qui donnaient à la fois un corps à cette pratique mais
aussi un écho. J’avais même l’impression de partager, auprès de certains
psychanalystes comme de M’Uzan, Cahn, Bion et bien d’autres, une certaine
préoccupation clinique, ou un point de focalisation – pour le dire autrement.
Et puis je me suis ressaisie : non, ces auteurs n’ont pas partagé les
mêmes préoccupations que moi. Ce sont leur expérience et leurs concepts qui, au
cours de mes études, ont forgé cette écoute et cette réflexion qui sont les
miennes. Avec le temps, j’avais cessé de les lire et oublié la richesse de
leurs discours et de leurs pratiques. Aujourd’hui, je les redécouvre, les
retrouve et me nourris à nouveau de leur apport. En fait, rien de leur pensée
n’a été perdu. L’originalité de leur approche est inscrite dans ma pratique et
ma clinique depuis plusieurs décennies, presque à mon insu. Ainsi, dans ma
quête de supports théorico-cliniques pour vous rendre compte de mon travail, je
n’ai rien trouvé, j’ai tout retrouvé ! C’est ce modeste travail que je
voudrais partager avec vous ce soir.
Pourquoi s’intéresser au moment de la décompensation
psychotique et à ses effets sur le sujet ? Parce qu’au cours de nos
consultations, nous rencontrons des patients qui, bien que rétablis d’une
décompensation, ne parviennent pas, après des mois, voire des années, à
recouvrer une vie sociale satisfaisante. Ils conservent des inquiétudes
diffuses, une peur de l’extérieur et des doutes invalidants sur leur capacité à
réaliser un projet. Souvent, lorsque des professionnels évoquent les difficultés
de ces patients, ils font le constat soit d’un processus psychopathologique qui
continuerait d’œuvrer à bas bruit (ces patients seraient toujours malades),
soit de l’installation de troubles permanents évoquant un handicap (ces
patients ne seraient plus malades mais handicapés). Mais lorsque nous écoutons
ce que ces patients évoquent, en dehors de leurs difficultés quotidiennes ou
des mouvements de leur vie psychique,
nous entendons un thème récurrent qui infiltre leurs réflexions et les
mobilisent toujours sur le plan émotionnel : le moment où tout a basculé
pour eux. C’est ainsi que nous avons peu à peu attaché plus d’importance au
vécu de ce moment de décompensation pour en suivre le déroulement et observer
les conséquences sur le sujet. L’approche
phénoménologique, c’est-à-dire la focalisation sur le vécu de l’expérience du
sujet, plus que l’explication du phénomène psychotique, nous servira de guide
dans cette recherche.
Pour
les patients, le moment de la décompensation est un moment inaugural où volent
en éclat le sentiment continu d’exister et l’identité qu’il confère. Lorsqu'ils
parviennent à mettre des mots sur ce qu’ils ont vécu, les patients retiennent
de leur décompensation un sentiment d’étrangeté presque insoutenable, une
rupture dans leur existence et l’impression de vivre quelque chose
d’exceptionnel. Les déformations, les fissures et les brisures imposées au moi
du sujet font basculer tout ce qui était jusqu'alors familier dans un univers
nouveau, étrange, souvent angoissant. Un cauchemar éveillé envahit le sujet. Une
autre réalité apparaît, terrifiante, merveilleuse ou fantasmagorique. Dans le
livre de Sechehaye, Renée témoigne : « Pendant la classe, au
milieu du silence du travail, j’entendais les bruits de la rue, un tram passer,
des gens discuter, une auto klaxonner. Et il me semblait que chacun de ces
bruits se découpait dans l’immobilité, séparé de son objet, et sans aucune
signification. Autour de moi, mes camarades, têtes penchées, paraissaient des
robots ou des mannequins, actionnés par une mécanique invisible. Sur l’estrade,
le professeur qui parlait, gesticulait, se levait pour écrire au tableau,
semblait lui aussi un pantin grotesque. Et toujours ce silence affreux, rompu
par des bruits extérieurs, venus de loin ; ce soleil implacable qui
chauffait la salle, cette immobilité sans vie. Une peur terrible m’étreignait.
J’aurai voulu
hurler. Il me semblait que quelque chose allait arriver, un bouleversement
extraordinaire. Puis, sans que rien n’ait réellement changé, je percevais de
nouveau le mouvement insensé des gens et des choses.»
Extrait du livre de Ghislaine Dunant, L’Effondrement, p. 18.
Du fait de son intensité et de sa
soudaineté, la décompensation psychotique apparaît comme le surgissement de
phénomènes violents au sein même de la réalité psychique des sujets, avec
un fort potentiel traumatique pouvant compliquer la sortie de crise. Basculer
dans un univers si étrange et déstabilisant laisse des traces. Certains
patients ayant recouvré le familier de leurs représentations et tenté de
reprendre le cours de leur vie, restent particulièrement marqués par cette
expérience de décompensation, au point de ne plus vouloir entreprendre quoi que
ce soit qui pourrait les mettre à nouveau en danger. D'ailleurs, comment
entreprendre quelque chose dans sa vie si on ne comprend pas l’enchaînement des événements qui a nous a fait chuter si violemment ? Les patients font
alors souvent le choix d’une solitude préférée mais subie. Elle les laisse
souvent seuls, face à eux-mêmes, avec le même malaise que celui qu’on peut
ressentir lorsqu'on est obligé de vivre dans une promiscuité dérangeante :
on ne désire pas de commerce avec soi-même, d’où la propension à ne pas penser
ou ne pas ressentir. Échanger avec les autres pose également problème, dans la
mesure où,
pour être à l’aise, il ne faut pas trop douter de ses frontières psychiques et
corporelles et pouvoir se décentrer sans se mettre en danger (comprendre qui
est l’autre et ce qu’il veut). Pour les patients, le choix entre une solitude
problématique et des relations sociales douloureuses est donc impossible. Vivre
exige souvent de la part des sujets une énergie considérable, parfois
épuisante. D'où les attitudes de restriction ou de refus d’échanges que les
patients affichent et que nous traduisons comme autant de symptômes à
« prendre en charge ». Parfois, il est plus intéressant de comprendre
ce que vit le sujet et partager son vécu que de proposer d’emblée des actions
de soins qui cherchent à le mobiliser afin de réduire l’apragmatisme morbide et
stigmatisant dont il souffre. Élaborer et perlaborer pour le sujet paraît alors
le plus urgent. Pour la psychanalyse, l’élaboration permet de maîtriser les
excitations qui se présentent à l’appareil psychique à travers le jeu des représentations
(se représenter, donner un contenu concret à une expérience). La perlaboration, elle, consiste
à répéter les mêmes scènes encore et encore jusqu'à ce que s'élabore une
connaissance consciente de l'histoire du symptôme permettant de le supprimer ou
d’en atténuer les effets. On peut avoir
dans la perlaboration, l’impression que le récit raconté par le sujet est
toujours le même, dans une sorte de répétition dont on ne se sort pas, ni le
patient, ni le thérapeute. Mais pris dans les effets de transfert et de
contre-transfert, la reprise narrative de l’événement traumatique par le
patient comporte pour qui peut l’entendre des variations infimes mais
porteuses. Nous rejoignons ainsi les travaux de Michel de M’Uzan sur la
différence qu’il opère, voire oppose, entre le « même » et
« l’identique » en clinique. Dans l’expérience vécue du sujet, il y a
à la fois les événements appartenant à la réalité et l’écriture psychique de ce
qui est vécu. Ainsi, chaque once de réalité événementielle est traitée de manière
singulière par chacun. C’est cette écriture intérieure sans cesse réactualisée
au cours de sa vie (au gré des situations rencontrées et du vieillissement) qui
conditionne une position existentielle, à la fois dans ce que l’on est et ce
que l’on fait. Je cite Michel de M’Uzan : « La plus grande partie de
son existence, le sujet continue d’élaborer au jour le jour son passé,
c’est-à-dire le précédent de vérité pour les temps à venir. Et il le fait en se
fondant sur la description qu’il donne, à travers le style de ses activités, de
sa situation dans le monde en tant qu’être de désir. Ainsi, si la catégorie du
passé est suffisamment élaborée, c’est-à-dire symbolisée, on assiste à une
reproduction du même où émergent des nuances propres à la trajectoire évolutive
du sujet face à son désir ». Je continue de citer M. De M’Uzan :
« D'une répétition à l’autre, la configuration économique est
insensiblement modifiée mais modifiée tout de même ». Si cette catégorie
du passé n’est pas suffisamment élaborée, l’identique prend alors le pas et
enferme le sujet dans la compulsion de répétition propre au symptôme. Ainsi,
lorsque nous écoutons un sujet, c’est encore bien de sa réalité psychique dont
nous devons nous préoccuper et non de la réalité en elle-même qui nous fait
dire parfois qu’une décompensation dépassée est une décompensation résolue qui
ne doit plus constituer un obstacle pour le sujet. De plus, comment évaluer la
force des effets d’une décompensation qui mobilise si peu de représentations
identificatoires pour nous qui n’en avons pas été victime ? Autant,
comprenons-nous assez bien les effets d’une mise en danger réelle où le sujet a
risqué sa vie, autant nous appréhendons plus difficilement l’éclatement
psychotique qui fait voler en éclat le fonctionnement psychique sans qu’aucun
événement réel fondé soit repéré.
A écouter les patients évoquer le
moment de la décompensation, il paraît évident que l’expérience est
traumatique. C’est le destin de ce trauma, la façon dont le sujet va l’intégrer
dans son histoire et le dépasser, qui prête à discussion. Au niveau
psychanalytique, pour Laplanche et Pontalis (dans Le vocabulaire de
psychanalyse), le traumatisme est un événement intense qui dépasse les
capacités d’adaptation du sujet, provoquant une désorganisation importante de
l’organisation psychique. Dans le cadre d’une décompensation, il s’agit d’un
afflux excessif d’excitations internes (pulsions, angoisse) qui agit par
effraction dans la vie psychique induisant un état de détresse d’un moi éclaté
ou dangereusement menacé d’éclatement. Un moi éclaté n’est ni plus ni moins
qu’une expérience de folie terrifiante qui fait vaciller l’identité d’un être,
porteuse d’une part importante de sa condition humaine. C’est dire la gravité
de l’événement. Dans le traumatisme, en l’absence d’abréaction, l’expérience
extrême de la décompensation demeure dans le psychisme comme un « corps
étranger ». Nous retrouvons toujours dans le discours des professionnels,
ces notions d’étrangeté, d’étrange, de corps étrangers qui émaillent le vécu du
sujet dans la décompensation : devenir étranger à soi-même et transformer
les personnes familières en étrangers est une expérience violente d’exil,
d’éjection d’un monde protecteur connu et reconnu qui était le sien pour les
affres d’une insularité angoissante. Tant que l’impression de corps étranger
obérant le fonctionnement psychique demeure, le trauma produit donc ses effets
traumatiques. Parmi les manifestations qui suivent le trauma, notons un état de
stress aigu, une angoisse ou anxiété, des symptômes dépressifs, une
reviviscence du traumatisme et une insécurité souvent associée à un sentiment
d’impuissance. Manifestations qui peuvent évoluer vers ce qu’on appelle un état
de stress post-traumatique : angoisse persistante, cauchemars
(réminiscence de la situation traumatique) ou insomnie, détachement et
évitement social, etc. Parmi les patients que nous avons rencontrés, ce n’est
pas tant la réminiscence du traumatisme (à savoir le moment de la
décompensation) qui pose problème, qu’un mécanisme d’exclusion de la conscience
de tout ce qui se rapporte à l’événement. Il faut alors saisir au passage une
question ou une vague impression se rapportant au moment de la décompensation
pour ouvrir un espace d’évocation propice à une élaboration. Ainsi, si on peut
parler de traumatisme concernant la décompensation, le destin de ce traumatisme
ne semble pas ouvrir sur un état de stress post-traumatique mais plutôt sur une
sorte d’enkystement des effets produits dans le fonctionnement psychique des
sujets, les empêchant de poursuivre leur vie. D'où l’intérêt d’écouter ce
traumatisme.
L’écoute
du traumatisme
Pour Alain Braconnier l’écoute du
traumatisme consiste à répondre à la demande du patient qui est de
comprendre ce qui lui est arrivé. Le travail à mener va de la démarche du
policier (l’enquête) à celle de l’archéologue (mettre à jour ce qui est enfoui).
Il s’agit de recueillir des informations sur le vécu du patient lui-même mais
aussi venant d’autres sources, comme par exemple, le discours des intervenants
au cours de la décompensation, professionnels ou proches, rapportés par le
patient. Commence alors une construction narrative de ce qui a pu se passer,
mise en lien progressivement, dès que le seuil d’émotivité du sujet le permet,
avec les associations suscitées : comment cette décompensation rencontre
d’autres objets de l’histoire du sujet, d’autres histoires vécues ou redoutées.
Il y a toujours dans un traumatisme quelque chose qui révèle une fragilité plus
ou moins bien colmatée dans la vie du sujet ou un questionnement ancien, allant
même parfois jusqu'à réactiver des plaies que l’on pensait cicatrisées. Un
traumatisme n’est jamais isolé et c’est bien là sa force de destructivité. Le
défi de toute écoute est de permettre d’élaborer avec le patient une structure
représentationnelle de ce qui lui est arrivé sur le plan existentiel,
c’est-à-dire soutenir un travail d’élaboration psychique dans lequel les mots
viennent donner du sens à l’événement : pourquoi cela lui est-il
arrivé ? Comment a-t-il réagi et
pourquoi ? Quels sont les facteurs extérieurs qui ont pu jouer un
rôle ? Comment l’environnement aurait-il pu répondre pour être plus
soutenant ? La décompensation aurait-elle pu se vivre autrement ?
Cette élaboration signifiante est d’autant plus active qu’elle se réalise dans
une relation de grande confiance réciproque : pouvoir s’exprimer sans être
jugé ou conseillé, faire confiance aux capacités d’élaboration de chacun qui se
croisent sans se heurter, accepter les parts d’ombre, l’incertitude et les
doutes de part et d’autre. Il s’agit bien de deux appareils psychiques en
intersubjectivité dont l’un - le thérapeute - soutient un effort permanent de
décentrement pour mieux envisager l’univers interne du patient, et l’autre – le
patient – qui prend appui sur celui du thérapeute pour poursuivre sa propre
élaboration (et non celle du thérapeute). Ainsi, progressivement,
l’irreprésentable de la décompensation cède la place à des représentations plus
stables qui, même avec leur part d’ombre, offrent au patient une réalité
intérieure acceptable avec laquelle il va pouvoir négocier.
Pour Balsamo, l’espace
thérapeutique avec un patient « psychotique » doit prendre en compte
l’opacité d’une histoire dont nous ne connaissons que des fragments altérés et
reconstruits. Il y a donc dans l’histoire racontée des vides et des excès,
parfois des contradictions et des interprétations « limites »
– pour ne pas dire délirantes, qui tentent de combler une pensée
impossible. Ainsi, pour le thérapeute, faut-il composer avec l’après-coup qui
caractérise toute narration d’un vécu traumatique. Il s’agit pour le sujet rien
de plus que de faire quelque chose de ce traumatisme, de le penser et le
transformer en histoire qui n’est jamais l’histoire réelle de ce qui s’est
passé puisque, vu de l’extérieur, il ne s’est rien passé d’exceptionnel, tout
étant vécu de l’intérieur. C’est dire le défi pour le sujet et le thérapeute de
mêler les éléments de réalité (par exemple la gare où le patient a pris le
train pour fuir ou le regard de la passagère en face de lui) et l’acuité de
l’éprouvé (ce que le sujet a vécu) venant bien rappeler que la personne s’est
effondrée psychiquement sans être confrontée à une situation réelle à fort
potentiel traumatique. L’après-coup constitue, pour le patient, l’opportunité
d’un remaniement de ces traces mnésiques non intégrées psychiquement à partir
d’une expérience nouvelle : la relation thérapeutique, dans laquelle ces
traces mnésiques vont pouvoir enfin trouver du sens, et l’évènement venir
prendre place dans l’histoire du sujet. Raymond Cahn nous rappelle qu’une
symbolisation primaire se construit dans la réalité partagée de l’espace
thérapeutique. Le patient cherche une vérité derrière les messages ambigus, le
non-pensé ou le fantastique de la décompensation, et utilise le thérapeute
comme réceptacle, puis appareil à penser, vérifiant au passage que ce dernier
n’est pas affecté ni indifférent à l’évènement. Pour reprendre un autre auteur,
Serge Viderman, l’espace thérapeutique n’est pas le lieu où une donnée brute de
l’expérience n’attendrait qu’un déchiffreur de sens à travers la figure du
thérapeute, mais un espace construit à deux où s’élabore une vérité qui
appartiendra au patient. Ainsi, le thérapeute doit représenter un objet ni
empiétant, ni neutre, mais capable de s’identifier au patient, être une
présence étayante et accompagnante dans ce qui a été vécu. Le récit de la
décompensation, pris dans une narration plus large de la vie du sujet, est
prétexte pour multiplier les expériences d’adéquation entre les éprouvés, le
perçu, le soi et les autres, la réalité interne et la réalité externe apportant
par une plus grande congruence une diminution du sentiment d’étrangeté. A force
d’en parler, le récit devient moins fou, des ponts de compréhension enjambent
les trous de l’énoncé et le sujet reprend pied dans son histoire. (Ces
expériences d’adéquation permettent par exemple de comprendre qu’une forte
angoisse comme celle de mourir est « normale » lorsque l’on pense
être en danger de mort. Il n’y a plus d’un côté, le sentiment d’être en danger
de mort et de l’autre, la peur de mourir comme deux éléments distincts qui
assaillent le sujet mais un lien entre les deux, un fil que l’on peut remonter
pour comprendre ce qui se passé).
La
dimension narrative : une clinique des effets de la décompensation
Narrer une histoire ne consiste
pas seulement à la raconter. Il y a dans toute narration la mise en scène du
narrateur, à la fois acteur et spectateur de ce qui lui arrive. Ainsi le
narrateur va t-il interpréter la réalité à laquelle il a été exposé, à partir
de ce qu’il a perçu, éprouvé et compris. L’histoire racontée sera donc celle du
sujet aux prises avec son environnement et non la restitution d’une réalité
objective. C’est pourquoi la narration centrée sur le narrateur qui décode et
crée des espaces de réalité nous paraît intéressante. Deux cliniciens nous serviront
de guides : Francis Farrugia et Antonino Ferro.
Pour ouvrir la voie, Francis
Farrugia, anthropologue et philosophe, a défini le concept de syndrome
narratif, nous permettant d’adopter une disposition psychique particulière pour
appréhender l’aspect clinique de la dimension narrative. Francis Farrugia
définit le syndrome narratif comme les histoires que nous racontons sur nous et
sur les autres et qui participent à construire ou renforcer notre identité. En
parlant, nous pensons souvent dire qui nous sommes alors que nous sommes aussi
ce que nous disons de nous. Notre relation à la réalité et sa restitution est
toujours de nature langagière, narrative, métonymique. Ainsi, lorsque je dis
qu’il fait chaud, je ne dis rien de la chose en soi (la chaleur) mais plutôt
quelque chose de mon rapport à la chose, ma manière d’en être affecté. Raconter
une histoire, c’est en quelque sorte se raconter, autant que de raconter
quelque chose, c’est mettre en scène ses émotions, ses représentations, ses
connaissances, ses ignorances et ses convictions. Si donc le texte nous
constitue autant qu’il rend compte d’une réalité vécue, alors les modifications
apportées au cours de la narration ont aussi une incidence sur nous. La
narration produit des effets thérapeutiques si elle est organisée dans un
espace singulier de rencontre où s’organisent des mouvements de transfert et de
contre-transfert. Cet espace de rencontre favorise une reconstruction de
l’évènement à deux (la décompensation en tant qu’expérience existentielle) où
la réalité perd peu à peu de son étrangeté pour redevenir accessible à des
représentations partagées moins isolantes et déstabilisantes. Il s’agit rien
moins que de rendre réelle une réalité qui s’était perdue, de transformer
l’étrange en familier par le récit énoncé et repris de ce qui s’est passé,
jusqu’à ce que ce récit constitue une trame plus solide pour accrocher
l’histoire à l’histoire du sujet. Pour Farrugia, « L’expérience de
l’étrange est une mise à distance de la réalité par le moi qui peut confiner à
la folie en ce que le flux ordinaire du vécu ne s’écoule plus sans obstacle
dans la banalité du quotidien, en ce que des dissonances cognitives et
émotionnelles viennent perturber la participation ordinaire et bienheureuse au
rêve commun collectif nommé réalité ». Dans ce sens, la narration permet
de renouer avec l’écoulement continu et rassurant du flux du vécu, avec une
adhésion retrouvée à un discours commun initié par la relation thérapeutique.
Monde intérieur et monde extérieur ne sont alors que le recto et le verso d’une
même réalité qui s’auto-entretient par narrations rassérénantes et réitérées.
La narration est bien une expérience inter-subjective et subjectivante dans la
mesure où raconter une histoire participe du lien social autant que du lien
renoué à soi-même : le narrateur et son interlocuteur co-fabriquent et
co-valident par leurs échanges la réalité sociale, et sont, en retour,
co-construits et co-validés par elle. Cette double co-validation stabilise
psychiquement le sujet en lui offrant repères et contenant à sa réalité interne
et externe.
Pour continuer le chemin, Antonio
Ferro, psychanalyste italien reprend les travaux de Bion sur les processus de
mentalisation permettant au psychisme d’assimiler le monde extérieur. Chaque
expérience acquise au contact du monde extérieur laisse une trace psychique.
C’est d’ailleurs ainsi que se constitue, s’enrichit ou s’éprouve l’appareil
psychique. Bion s’est intéressé au passage de l’expérience sensorielle à la
forme mentalisée, c’est-à-dire comment ce que nous ressentons et percevons est
représenté et pensé. Ainsi a-t-il élaboré le concept de fonction alpha pour
rendre compte de ce mécanisme. Pour résumer sa pensée, nous dirons qu’il existe
au sein du fonctionnement psychique des éléments issus de l’expérience
sensorielle qui peuvent être appréhendés par le sujet (des éléments alpha ou
éléments de pensées) et des éléments qui ne sont pas appréhendables (les
éléments bêta ou émotions brutes non intégrées). Dans ce travail de
transformation des éléments bêta en éléments alpha, l’autre joue un rôle
important. Dès l’origine, il est celui qui va donner du sens aux éprouvés
corporels et aider l’enfant à les psychiser. Cet autre ou ces autres sont ceux
qui vont s’occuper le plus de l’enfant. Ainsi, devant l’excitation de l’enfant,
la mère ou le père qui donne le biberon offre une réponse adaptée à l’éprouvé
de la faim, participant de fait à la connaissance du monde extérieur et de son
propre fonctionnement. Puis, pendant toute sa vie, le sujet aura besoin de
l’autre pour étayer, confirmer ou adapter sa capacité de mentalisation,
c’est-à-dire de transformation d’éléments bêta en éléments alpha. La
psychothérapie convoque l’autre (le thérapeute ou le soignant) à cette place
(le thérapeute est un agent transformationnel). Tout traumatisme draine son lot
d’éléments bêta, éprouvés douloureux irreprésentables et indicibles, qui sont
toxiques pour le psychisme. Pour Antonio Ferro, la narration participe de la
décondensation d’éléments bêta et d’éléments alpha inadéquats, empêchant ce
travail de mentalisation. Ce que l’auteur suggère, c’est que certains éprouvés
pénibles (éléments bêta) sont liés à des représentations instables et peu
contenantes (éléments alpha inadéquats), semblant dire qu’il y a eu travail de mentalisation.
Or, il n’en est rien. Ces éléments bêta conservent leur toxicité avec son lot
de souffrance. Il convient donc de reprendre ces éléments bêta (les éprouvés
pénibles et condensés) pour les transformer en pensées opérantes, permettant au
sujet de mieux appréhender ce qui lui est arrivé et d’y donner du sens. Cette
narration se fait à deux, dans une interaction et des échanges verbaux entre le
patient et le thérapeute, dans laquelle deux appareils psychiques sont aux
prises avec l’éprouvé traumatique. Dans cette relation transférentielle et
contre-transférentielle, chacun apporte sa propre sensibilité et capacité à
transformer cette excitation toxique (les éprouvés irreprésentables) en pensées
structurées. Pour Antonio Ferro, la narration est un processus
transformationnel qui permet de canaliser les effets toxiques du traumatisme.
Conclusion
Devant un état d’apragmatisme ou
d’impossibilité à recouvrer une vie sociale satisfaisante pour le sujet,
peut-être peut-on formuler d’autres hypothèses que celles de la
psychopathologie évoluant à bas bruit ou l’entrée dans une forme invalidante de
la maladie. Par exemple, considérer les effets de la décompensation non pas en
tant que cause de la destructuration de la personnalité ou l’éclatement moïque
ou identitaire, mais en tant qu’expérience existentielle extrême aux effets
traumatisants. Dédramatiser l’évènement, le minimiser ou le relativiser n’est
pas suffisant. Il faut pouvoir apprécier la force du vécu mais aussi lui donner
du sens afin d’intégrer cet évènement dans l’histoire du sujet. Deux appareils
psychiques œuvrant de concert dans une relation de confiance ne sont pas de
trop pour tenter de transformer l’impensable des éprouvés bruts déstabilisants
en pensées structurantes et intégrées dans le fonctionnement psychique du
sujet.
Bouguenais, le 12 mars 2015
Brigitte PetitPsychologueCHU Nantes
Bonne année 2022 à toi Philippe Lemonnier
RépondreSupprimerBonne année 2023 difficile pour moi
RépondreSupprimer